Je suis né un 31 octobre 1880 à Yport (Seine Inférieure) d'un père marin de 29 ans : Emile et d'une mère ouvrière en filets de 34 ans : Elize LEMAITRE, parfois écrit Elise, qui se sont mariés le 16 janvier 1875 à Yport. (La déclaration de naissance n'a pu être signée, la déclarante Louise Lethuillier, poissonnière ne sachant pas écrire, ce sont deux instituteurs qui servent de témoins. Je suis baptisé dans l'église d'Yport, toute récente. A la maison, j'ai déjà un grand frère, Pierre, né en 1876 qui m'attend, une petite soeur Marie-Louise viendra ensuite remplir la maison.
Naître à Yport, pour un garçon, c'est naître marin et je serais donc marin, d'autant plus que mon père est marin, mon grand père est marin. Pour les filles, la voie est également toute tracée, à Fécamp pour le travail du poisson ou des filets, jusqu'à la naissance de leur premier enfant. A Yport, la mer est partout présente. Des habits, marqués de sel, sèchent sur des cordages. Des filets pendus sur les barrières ou étalés dans les cours et sur la plage sèchent au soleil. Au bout des deux rues principales qui descendent en pente douce, il y a la mer et inévitablement, vos pas vous conduisent vers la mer. Nous sommes pourtant des marins sans port, comme nos frères d'Etretat.
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Nos voisins de la campagne raillent notre langue qu'ils ne comprennent pas. Notre village enclavé dans sa valleuse sans rivière est isolé du reste du monde par les bois qui l'entourent. Il n'est pas étonnant que nous ayons développé notre propre langage. Mais du moment que nous nous comprenons entre nous ! C'est parfois difficile à traduire : Quequefai, j'fesions route avec des r'mendeuses. Si vous les aviez vu men cher mossieu, avec leus claques, leu garcul tanné, pi leu caqueu au cotai fai la route. Les gens de l'extérieur nous appellent les grecs. La légende du village fondé par des Grecs, voir des Carthaginois ou des Phéniciens, à une époque indéterminée est très controversée. Voir en annexe quelques dates. Pour encore compliquer l'accès des étrangers au village, tous les Yportais ont un surnom. Si vous n'avez que le nom de la personne, inutile d'insister, vous ne la retrouverez pas.
Nos embarcations aussi sont particulières, n'allez surtout pas les appeler barques ou bateaux, vous vous feriez remarquer. Appelez les à la rigueur canot, vous aurez l'air de vous y connaître un peu. Appelez-les : une caïque (quelle soit à 3 ou à 2 mâts) et vous serez reconnu. Même si l'administration persiste à distinguer un caïque ponté d'un canot non ponté. A Yport, on dit une petite caïque ou une caïque n'en déplaise aux puristes de la langue française. Ces bateaux font la célébrité d'Etretat et d'Yport. Nos voisins d'en face, les Anglais construisent à peu près les mêmes. Nos cousins des côtes de Flandres et de Picardie, construisent également les leurs, pour leurs plages de sable . Ces embarcations de 8 à 9 mètres, robustes mais légères, bordées à clins, doivent pouvoir être halées à terre quotidiennement sur des plages de galets, doivent pouvoir embarquer sept hommes et un mousse et doivent s'adapter à plusieurs modes de pêche. Elles vont durer jusqu'en 1971. Avec ces caïques, les Yportais pratiquent la pêche en Manche qui peut les emmener devant l'île anglaise de Wight après 9 heures de mer. Ils se font parfois poursuivre par les garde-cotes anglais, pêchant à la limite des eaux territoriales. Mais le plus souvent c'est le long de la côte normande qu'ils vont pêcher. (pour plus de détails techniques, ne manquez pas la Revue Chasse Marée et le site Vierge de Lourdes). D'octobre à décembre, la flottille monte à la rencontre du hareng jusqu'au Tréport , elle va rester à Dieppe plusieurs semaines et terminer la saison devant Le Havre. Les Yportais vont y côtoyer, des pêcheurs côtiers flamands et picards, des drifters Français, Allemands et Hollandais. On verra dans les années 1960, des chalutiers russes et polonais. La présence des Yportais sur les lieux de pêche inquiète ces drifters qui les accusent de piraterie en remontant les sennes les plus lointaines, en cours de nuit, et en volant le poisson. Cette pratique a été utilisée, même si personne ne l'avouera. Il faut ajouter que les chalutiers ne se gênaient pas de détruire les sennes des caïques en passant dessus.
Yport est un monde clos de mi-février à novembre, un monde peuplé de ses commerçants, de femmes, d'enfants, et de vieillards. Ces femmes, veuves 8 mois sur 12 qui s'emploient dans des petits travaux pour améliorer l'ordinaire ne sachant jamais d'avance quelle va être la paie de leurs hommes. Les enfants pour qui le père absent est un être mythique dont on attent beaucoup au retour.Les hommes sont en mer, à la pêche côtière sur les caïques ou à la pêche à Terre Neuve, aux bancs comme ont dit ici. Ceux de la pêche côtière reviennent après la marée, débarquent le poisson, rentrent chez eux quelques heures et repartent. Vous les verrez peu. Les voir en pleine journée est signe de mauvais temps en mer. Quant aux terre-neuvas vous pourrez peut être en rencontrer quelques uns l'hiver,s'ils ne naviguent pas à la petite pêche. Même les anciens sont absents, ils sont dans les rochers et tentent d'améliorer leur ordinaire avec la pêche à pied que pratiquent aussi les femmes. Les seuls étrangers au pays sont les cultivateurs des environs qui viennent vendre au marché. Les touristes sont encore rares, mais très actifs. Ceux que nous appellerons les Parisiens (qu'ils soient de Paris ou de Rouen) ne viennent pas encore en grand nombre. Les résidents étrangers sont rares, des artistes viennent de temps à autre.
Les touristes se presseront, plus tard, pour voir la remontée des caïques au cabestan, auquel s'arque-boutent femmes et enfants. Un jour lointain, le cabestan sera électrifié, quel événement. Une autre tâche plus pénible encore marque notre départ pour la pêche, mettre la caïque à l'eau. Cette tâche, très souvent de nuit est très difficile. Tout l'équipage pousse du dos l'embarcation. Il y a peu de volontaires extérieurs pour aider. Seule aide espérée, celle des équipages des autres caïques. La caïque à l'eau, la tâche n'est pas terminée. Avant de mettre à la voile, il faut sortir du chenal creusé de main d'hommes. A l'aide de très lourds avirons, l'équipage déplace le bateau sur plusieurs centaines de mètres avant de pouvoir hisser les voiles, le moteur fera son apparition vers 1919.
Avant de partir en mer, nous avons chargé quelques vivres et le matériel de pêche. Chaque homme apporte son propre matériel, cordes, tramails, sennes. Si ses moyens ne le permettent pas, le patron, souvent également armateur, les lui fournit. Dans ce cas, la part de pêche sera moindre que celle des autres. Car on est payé à la part de pêche, (comme encore aujourd'hui, suivant un barème très complexe, pouvant varier de port en port.
Sur les Caïques voir les pages de Guillaume Lemaître http://membres.lycos.fr/lemaitreg/
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